Je m’appelle Richard, j’ai 81 ans et je suis…mort. Mort et enterré pour être tout à fait exact.
Depuis l’endroit où je vous écris, je veille, je surveille, j’interroge et j’enquête.
J’ai toujours été curieux de nature. Ce n’est pas pour rien que je suis devenu commissaire. Pour moi, un délit non élucidé est inconcevable. Alors un meurtre ! Qui plus est, MON meurtre ! Quel scandale, quelle infamie ! Je ne pourrai trouver la paix tant que je ne saurai pas avec certitude qui m’a lâchement assassiné et pourquoi.
Comprenez-moi bien : je ne nourris aucun sentiment de vengeance. Je ne souhaite aucunement hanter pour la fin de ses jours l’abjecte personnage qui a décidé de mon sort. Non, il faut croire que la mort rend plus sage, plus posé. Je ne me sens ni triste, ni en colère. Je suis juste terriblement intrigué. Qui a décidé que le grand-père que je suis devenu aurait davantage d’utilité une fois six pieds sous terre ? Qui a jugé qu’il était temps que je passe l’arme à gauche et laisser ainsi la place aux générations futures ? Si j’accepte aisément de mettre la table pour les asticots, j’imagine que mon trépas n’engraisse pas que ces fameux insectes. Il est vrai que mon compte en banque est bien dodu et l’héritage pourrait en faire saliver plus d’un. Non, n’imaginez pas un quelconque trait paranoïaque de ma part. Je ne suis pas devenu délirant avec l’âge, juste lucide. C’est un fait : un grand pourcentage de meurtre a lieu dans la sphère familiale. Je ne crois pas faire exception. D’autant plus que les circonstances de ma mort sont on ne peut plus troubles.
Attendez que je vous raconte, vous comprendrez.
Je suis mort le 1er juin 2020. Ce jour-là, le sort m’a joué son plus beau tour. C’est un comique le destin. Oui, oui, il a un sacré sens de l’humour que j’aurais moi-même grandement apprécié si je n’étais pas en train de me faire tailler un costar en bois.
Le 1er juin 2020 donc, était un lundi de Pentecôte. A cette occasion, toute la famille se rassemblait autour d’un dîner qui promettait d’être convivial, chaleureux et bien arrosé. Endimanché comme jamais, fier comme un paon dans mon costume trois pièces, je sirotais tranquillement mon kir, entouré de la chair de ma chair.
Ah, la famille ! songeais-je, cet endroit si particulier où vous partagez les pires et les meilleurs moments de votre vie (et de votre mort, comme je le découvrirais peu de temps après).
Alors que j’engloutissais avec grand appétit mon quatrième petit four au saumon, tout en hochant la tête avec sérieux (espérant ainsi faire croire à ma chère Séraphine que « oui, oui, j’ai pleinement conscience que l’aquaculture en cage flottante a un lourd impact écologique ») je l’ai senti. Cette chaleur, cette irritation qui semble remonter dans la gorge, l’assécher et la vider de son air. Cette sensation ne m’était pas inconnue. Les lèvres en feu, le cœur battant, je me dirigeai précipitamment vers le vestiaire où j’y avais déposé, une demi-heure plus tôt, ma sacoche contenant mon précieux stylo injecteur. Avec horreur, je constatai qu’il n’était plus à l’endroit où je l’avais déposé. C’est alors que je croisai le regard de Michel. L’éclair de lucidité que j’aperçus dans ses yeux m’indiqua qu’il avait compris. Ni une, ni deux, Michel alla chercher Anatole, lui-même allergique, lui sommant de me donner le précieux stylo. Celui-ci, bégaya que le précieux se trouvait dans sa voiture, garée juste devant. Maladroitement, il s’éclipsa pendant un temps qui me sembla durer éternellement. Il revint, rouge pivoine et, le nez dans son menton, balbutiant, d’une voix à peine audible, que sa voiture avait disparu. Comment ça disparu ?! Il marmonna alors que, sans en avoir conscience, il s’était parqué devant l’allée de garage du voisin (personnage abjecte saisissant la moindre occasion de semer le trouble dans la maison d’à côté). Celui-ci n’aurait tout de même pas appeler la fourrière ? « Bien-sûr que si, pauvre imbécile » pensai-je en moi-même sans avoir la capacité physique de le formuler à haute voix.
Lucienne tenta alors d’apaiser les esprits en annonçant que les secours n’allaient pas tarder à arriver.
Et pourtant, je ne les vis jamais se présenter.
J’appris plus tard qu’un concours de circonstances, pour le moins étonnant, avait retardé leur passage. En effet, arrivés au milieu de la rue des pigeons, ils se firent barrer la route par une voiture sans passager, provenant de la rue des fusillés. Garé en double fil, l’ingénu propriétaire avait oublié d’enclencher son frein à main. Les dégâts empêchèrent le véhicule écarlate de repartir aussitôt. Aussi, un deuxième véhicule fût apprêté. Celui-ci ne fut pas des plus rapides car il confondit la rue des houblons avec la rue de houston. Autant dire que lorsqu’ils arrivèrent enfin, l’incendie dans ma gorge s’était éteint.
C’est ainsi que le 1er juin 2020 à 13h13, je cassai ma pipe. Cinq jours après, je rendis le cimetière bossu, sous une chaleur de plomb, comme un rappel de la sensation d’assèchement qui avait accompagné mon dernier souffle.
Pris par la faucheuse, je ne pus m’insurger contre qui que ce soit qui aurait eu une quelconque responsabilité quant au raccourcissement de ma vie. Je n’eus pas non plus le temps de me questionner : comment diable des noix sont-elles apparues dans ces petits-fours alors que le cuisinier m’avait pourtant certifié le contraire et que l’ensemble des gens qui me connaissent sont parfaitement au courant de cette petite fragilité ? Pourquoi ma sacoche n’était-elle plus là où je l’avais déposé ? Comment les secours ont-ils pu mettre autant de temps ?
Tant de questions sans réponse. Et tant de temps désormais à observer, réfléchir, comprendre.
Aujourd’hui, assis à la droite du seigneur, je sollicite votre aide afin de mener une enquête. Passer de vie à trépas à son lot d’avantages. J’ai dorénavant tout le loisir d’observer la vie de chacun des membres présents lors de mon dernier soupir. J’observe donc, d’un nouvel œil, les membres de ma tribu.
Suivez-moi, je vous raconte.
Tante bobo, telle que nous la prénommons, n’est évidemment pas ma propre tante mais la fille de ma sœur.
Elle traîne derrière elle 51 années de scène sur laquelle elle s’est entraînée à briller, à s’affirmer, à rire et à pleurer fort, à exposer ses idées à tout va. Vous l’aurez compris, c’est une diva au grand cœur qui, depuis l’arrivée de sa première ride, prend la cause écologique extrêmement au sérieux. Gare à celui qui tournerait à la dérision son discours écologico-alarmiste.
Tante bobo est donc cette dame bien apprêtée qui gonfle de fierté lorsqu’elle annonce qu’elle a conçu elle-même son fard à joues avec de la poudre de betterave et que le chapeau qu’elle porte a été réalisé par son artisan voisin.
Elle qui ne connaît du jardinage que les 2-3 plantes aromatiques qui ornent son petit appartement en centre-ville, aime à raconter le passé agricole de sa famille. Elle apprécie écumer les magasins zéro déchet et, à défaut, les rayons bio de son supermarché. A celui qui, pour se défendre du regard accusateur qu’elle lui lance, marmonne dans sa barbe que le bio « c’est bien mais c’est cher », elle catapulte une phrase-tirade-missile du style : « il faut savoir faire des concessions dans la vie, comment expliquerez-vous à vos enfants que vous avez consciemment décidé de faire des économies sur leur santé et leur avenir ? Que vous avez choisi de vous offrir le dernier écran plat dernier cri plutôt que de préserver la planète et de leur permettre de vivre décemment ? Faites des efforts bon sang ! ». Il est vrai que des efforts, elle a dû en faire la tante bobo, pour remplacer ses crèmes anti-rides et autres masques rajeunissant par des huiles végétales et autres cosmétiques naturels. L’argent, pourtant, n’a jamais été un frein à ses convictions. En effet, jusqu’il y a peu en tout cas, elle n’en manquait point. Elle avait donc tout loisir de remplir ses armoires de pots en verre de toutes tailles, de gourdes en inox aux motifs divers, de carafes filtrantes, de pailles réutilisables, de chiffons lavables de toutes les couleurs, de mouchoirs en tissus joliment fleuris, etc. Mais son divorce récent avait mis un halte-là à son consumérisme non assumé. Fini les plaisirs non calculés et les objets accumulés ; fini aussi la grande maison avec balcons. La tante bobo partage désormais, avec son fils de 16 ans dont elle a obtenu la garde, un petit duplex dans les tons crème qu’elle a su aménager avec goût.
Ah, chère tante bobo, ma pétillante nièce, celle qui me toucha droit au cœur le jour où, du haut de ses 3 ans et demi, me proclama « papy ». Celle aussi qui me traitait de meurtrier sans cœur dès que mes lèvres touchaient un aliment d’origine non végétale.
Tante bobo qui, ce fameux jour de Pentecôte, arriva discrètement, contrairement à ses habitudes, sans se faire voir, avec 20 minutes de retard. Les joues légèrement plus rosées que d’ordinaire et les cheveux davantage décoiffés, elle balaya les questions indiscrètes d’un tour de magie, captivant la foule par une histoire abracadabrante de baleines échouées sur la plage et sauvées in extremis par un groupement de courageux citoyens-sauveteurs.
C’est elle qui appela les secours et elle encore qui les insulta de tous les noms d’oiseaux qu’elle connaissait lorsqu’ils arrivèrent honteusement en retard. Elle aussi qui pleura à chaudes larmes, toute de noire vêtue et le visage dissimulé par de grosses lunettes, le jour de mon enterrement. Son discours, lors de la cérémonie, fût long et parsemé de gémissements qui venaient ponctuer chacune des anecdotes qu’elle récitait à mon sujet. J’y étais décrit comme un vieux bougon au grand cœur, à l’appétit débordant et légèrement porté sur la bouteille. De notre altercation concernant l’avance financière que je refusais de lui payer, elle ne dit rien.
Oncle bidouille est mon neveu, le deuxième fils de ma sœur, le frère de tante bobo.
Agé de 56 ans et le ventre bedonnant, c’est un bon vivant. Vous l’avez peut-être déjà croisé, un verre de bière à la main et le sourire aux lèvres. Bon public, il rit de bon cœur à la moindre mauvaise blague, les yeux plissés, les cheveux blonds en pagaille dressés en épis au-dessus de sa tête.
Moins bavard que sa sœur et plus à l’écoute, oncle bidouille est toujours prêt à rendre service. Généreux de nature, il n’hésitera pas à vous prêter main forte. Habile de ses mains, il est capable de restaurer n’importe quelle bicoque : de l’électricité à la maçonnerie, oncle bidouille touche à tout, et le fait bien !
Malgré son cœur tendre, Oncle Bidouille est un compétiteur dans l’âme. Il ne se laissera vaincre à aucun jeu sans quémander une revanche immédiate. Connu pour être absolument imbattable au jeu du clou, oncle bidouille s’adonne plus secrètement à d’autres jeux moins inoffensifs.
C’est ainsi que je l’ai croisé à quelques reprises au casino. Concentré à la table de poker, il ne m’a jamais vu. La première fois que je l’ai aperçu, j’ai eu peine à le reconnaître tellement le mélange d’espoir, d’exaltation, de plaisir et d’attente anxieuse rendait son visage méconnaissable. Il semblait ivre d’excitation. J’ai tenté, à une reprise, d’aborder le sujet avec lui. Avec une fausse naïveté, imitant tant bien que mal le jeu théatral dont tante bobo nous fait régulièrement la démonstration, je lui ai demandé si il appréciait se rendre au casino. C’est alors que j’ai découvert que c’était lui, le meilleur acteur de cette famille. Sa performance aurait pu remporter un oscar tant sa réponse (“j’y ai été une fois et ça ne m’a pas beaucoup plus. Les jeux d’argent ce n’est pas mon truc, rien de tel que le jeu du clou!”) semblait honnête.
De ses embarras financiers, oncle bidouille ne cache rien, mais ils les attribuent à ses deux divorces, à son récent mariage gargantuesque ainsi qu’à ses sept avides marmots. Oncle bidouille est en effet un père généreux qui a peine à refuser quoi que ce soit à sa marmaille. Son dernier petitot a à peine trois ans et le tient déjà par le bout du nez!
Le jour de Pentecôte, oncle bidouille est arrivé à l’heure, tenant dans une main son épouse trentenaire et, dans l’autre, le fruit de leur amour, lequel se débattait à grand renfort de coup de pied, hurlant qu’il voulait manger une glace “tout de suite”. Le sourire aux lèvres, l’air amusé et fier de son petit homme au caractère bien trempé, il s’était rendu dans les cuisines pour trouver de quoi sustenter son jeune ogre.
Avant que mes yeux ne se ferment à tout jamais à la lumière, oncle bidouille fût le premier à remarquer que quelque chose ne tournait pas rond. C’est lui qui alerta l’assemblée et partit à la recherche du bienfaiteur stylo injecteur. Lorsque mes yeux ont croisé les siens, je me suis tout de suite senti rassuré: quand oncle bidouille prend les choses en main, on peut dormir sur ses deux oreilles. Du moins, c’est ce que je croyais… Ce jour-là, son opération a échoué.
Le jour de mes funérailles, oncle bidouille avait laissé son fiston à la maison. Son sourire jovial avait disparu et même les blagues les plus classiques ne pouvaient le faire sourire. Il se tint droit et impassible tout au long de la cérémonie. Aucune trace d’émotion quelconque ne semblait traverser son visage devenu marbre blanc. Il ne prit pas la parole et s’éclipsa au bras de sa jeune épouse dès que les règles de bienséance lui en donnèrent l’autorisation.
Cousin geek est mon neveu âgé de 17 ans. Bien qu’il soit le fils de Tante bobo, il ne partage pas son goût pour la théatralisation ni son aisance et ses capacités à attirer les foules. Plutôt discret et réservé en famille, il disparaît dès que sa mère tente de briller et de se faire voir de tous. Asocial, il ne l’est pas pour autant. Souvent entouré d’amis du même âge, il semble toujours absorbé par des conversations dont je ne parviens pas à comprendre la moitié. Certes, il a déjà tenté de m’expliquer deux-trois choses mais mon cerveau obtus et récalcitrant ne parvient pas à l’intégrer. Pour discuter avec le cousin geek, il faut bien s’accrocher tant son jargon semble provenir d’un autre monde. Il ne se décourageait pourtant jamais avec moi et grâce à lui mon vocabulaire s’est enrichi. Désormais, je peux dire: “wesh, j’ai le seum, je suis en hess de thunes et ma go m’a tej!”.
Ça vous en bouche un coin, hein? Qu’est-ce que ça signifie? Oh ne me le demandez pas! Tout ce que je sais c’est que lorsque je le disais, cela faisait rire aux larmes mon neveu et son groupe de copains, ce qui me donnait le sentiment d’être l’octogénaire le plus cool du monde. Pour cette seule raison, j’étais prêt à répéter cette phrase abracadabrante à maintes reprises.
Lorsqu’il n’est pas entouré d’adolescents boutonneux, le cousin geek pianote sur son téléphone, des écouteurs aux oreilles et les yeux dans le vide. Mais ne vous fiez pas aux apparences, cousin geek est loin d’être stupide. Premier de sa classe dans le cours d’informatique, il paraît qu’il fait de la magie avec un ordinateur. Mais par pitié, ne m’en demandez pas plus, cette technologie me dépasse. Toutefois, je ne suis pas complètement “has been”, puisque mon cher neveu a réussi l’exploit de m’apprendre à envoyer des emails, à intégrer des gifs dans mes messages et même à m’inscrire sur facebook!
Nous n’en avons jamais parlé ensemble mais je suppose que la séparation de ses parents et l’obligation de partager un petit duplex avec “sa daronne” (traduisez “sa mère” pour les vieux dépassés qui lirait mes mots) a dû être un coup dur pour lui qui est né avec une cuillère en argent dans la bouche. Ainsi, lui qui se faisait conduire chaque jour au collège en grosse berline noire doit désormais prendre le métro. Adieu également les nombreux vêtements de marque. Mais ce qui est certainement le plus difficile à digérer pour Cousin Geek concerne le fait que sa perspective d’effectuer une deuxième rhéto dans une jolie école privée en Angleterre l’année prochaine est compromise. En effet, le divorce et la guerre juridique à laquelle s’adonnent ses parents les appauvrit grandement. Aussi, s’il souhaite poursuivre son projet, il doit désormais se prendre en main en obtenant de brillants résultats qui lui permettraient de recevoir une bourse d’étude. Au risque de passer pour un sans cœur aux principes éducatifs démodés, je suis d’avis que cette nouvelle responsabilité ne peut que lui faire du bien et lui apprendre enfin les bases de la discipline. C’est pour cette raison que j’ai refusé de lui payer cette année d’étude lorsqu’il me l’a demandé.
Le jour où j’ai dû payer ma dette à la nature, j’ai aperçu Cousin geek dans le fond du jardin, entouré de 2-3 jeunes de son âge que je n’avais encore jamais rencontré. Ma sœur ne rechigne jamais à accueillir du monde dans sa vaste demeure, aussi les amis de ses petits-enfants sont les bienvenus! J’imagine donc que le cousin avait cru bon d’embellir sa journée en s’entourant de jeunes bien plus intéressants que ses vieux. Il est vrai que, mis-à-part une de ses cousines, il est le seul à vivre cet âge bête. J’ai donc pu brièvement observer leurs silhouettes dégingandées agglutinées autour d’un bac de pils et entourées d’une fumée bleue d’origine suspecte.
Je ne l’ai pas vu lorsque j’ai soufflé la veilleuse. Peut-être était-il dans son univers, avec ses amis. S’est-il aperçu que son jadis “vieux préféré” s’en allait à jamais? Pas sûr.
Quoi qu’il en soit, le jour où j’ai été enterré, il était là. Difficile de cerner ses émotions sous ce masque de nonchalance qui constitue la tenue préférée des jeunes d’aujourd’hui. Il n’a pas pris la parole lors de la cérémonie et s’est assis au dernier rang. Je crois même qu’il pianotait sur son écran lorsque sa mère a pris la parole.
Il s’agit de ma sœur, maman comblée de cinq marmots devenus grands, dont oncle bidouille et tante bobo. Elle est également la mamy gâteau de 13 enfants âgés de 10 à 37 ans.
Les cheveux blancs neiges bien assumés, les lunettes rondes à la large monture grise, son surnom ne lui a pas été donné par hasard. Si elle est chez elle, vous la retrouverez le plus souvent derrière ses fourneaux, à concocter de délicieux petits plats, délectables pour vos papilles, redoutables pour votre ligne.
Ayant consacré toute sa vie active à l’éducation de ses enfants, mamy gâteau adore réunir l’ensemble de sa famille autour de moments conviviaux, chaleureux et riches en calories. Elle organise donc, à chacun de ses retours de voyages, de fabuleuses tablées autour desquelles toute la famille est invitée. C’est d’ailleurs pour cette seule et unique raison, la joie de réunir toute la smala, qu’elle conserve sa grande maison au jardin gigantesque. Car cette maison est bigrement démesurée pour l’accueillir elle et son mari les quelques mois de l’année où ils ne parcourent pas les quatre coins du globe. A chaque retour de voyage, mamy gâteau emporte avec elle un nouvel ingrédient et une nouvelle recette à faire goûter à sa progéniture, ainsi que quelques objets typiques des régions visitées qu’elle prend plaisir à glisser sous le sapin de Noël à l’attention de ses enfants, petits-enfants et arrière petits-enfants. Chaque année, cette exubérance m’épate et je ne manque pas l’occasion de le lui faire remarquer. Mes taquineries concernant l’état de leur finance qui risqueraient bien de s’épuiser un jour étaient devenues une tradition familiale qui faisaient lever les yeux aux ciel de mamy gâteau et grincer des dents son mari.
Le jour de mon décès, ce fameux lundi de Pentecôte, toute la famille était rassemblée dans le gargantuesque jardin de mamy gâteau, joliment décoré pour l’occasion, abrité par une charmante tonnelle qui donnait à l’ensemble un style champêtre chic digne des plus grandes cérémonies.
Pour l’occasion, mamy gâteau s’était affublée d’un qipao , aussi appelé cheongsam comme elle ne manquera pas de le faire savoir à tous, tout droit venu de Shanghai, lieu de leur récent périple. C’est avec un large sourire aux lèvres qu’elle zigzaguait entre ses invités, vantant les mérites des Xiaolongbao (boulettes à la peau fine, garnie de viande de porc ou de légumes, de crevettes ou de crabes) et des Shengjianbo (brioches de porc poêlées) qu’elle servait comme petit four. Attentionnée, comme toujours, elle me fit le récit complet des différents allergènes composant chacun des plats, m’enjoignant de ne pas toucher à certains d’entre eux.
Au moment où je passai de vie à trépas, je l’aperçu, elle avait le visage terrifié et les yeux écarquillés par la peur. Ma chère sœur semblait souffrir le martyr de voir mourir, sous ses yeux, son unique frère.
Lors de mon enterrement, elle semblait avoir laissé chez elle ses vêtements luxuriants et ses anecdotes exotiques. Habillée sobrement, accrochée au bras de son mari, elle parla peu et se concentra sur ses arrières petits-enfants qu’elle embrassa avec d’autant plus de vigueur que d’ordinaire. Lors de la cérémonie, elle lu, la voix tremblante, un passage du petit prince, livre que nous apprécions parcourir ensemble lorsque nous étions enfants.